Lettre de Bourguiba à Habib Thameur
Haut-Fort Saint-Nicolas, 8 août 1942
Mon Cher Thameur,
Mes chers camarades,
Mes chers compatriotes,
Je profite d’une occasion qui ne se renouvellera peut-être jamais, pour vous faire parvenir par voie clandestine les instructions que je considère comme mes dernières volontés, presque mon testament politique. C’est .vous dire que j’y attache une importance capitale puisque j’ai assumé pour vous les faire parvenir des risques graves (j’en ai même fait assumer à des personnes qui me sont chères, que, jusqu’ici, je n’ai jamais voulu mêler à une opération de ce genre).
Dites-vous bien que si je ne devais jamais plus revoir la liberté, le peuple tunisien, qui connaîtra ces instructions, vous tiendra pour responsables (toi surtout, mon cher Thameur), au cas où vous n’arri-veriez pas ou ne voudriez pas les exécuter à la lettre. C’est qu’il y va de l’existence même du mouvement national tunisien qui porte en lui tous les espoirs de la patrie.
Voici:
Depuis l’armistice, j’ai reçu îa visite de plusieurs compatriotes de tous les milieux : étudiants, commerçants, avocats (Guellaty). En causant avec eux, j’ai acquis la conviction que tous ou presque tous croient fermement à la victoire de l’Axe.
Cet état d’esprit rejoint fatalement le sentiment obscur du peuple tunisien, écrasé sous le poids d’une répression brutale et aveugle qui dure depuis le 9 avril 1938 et qui se poursuit avec la même violence, après la défaite de la France, sous les yeux indifférents des commissions d’armistice.
La croyance naïve que la défaite de la France est un châtiment de Dieu, que sa domination est finie et que notre indépendance nous viendra d’une victoire de l’Axe, considérée comme certaine, est ancrée dans beaucoup d’esprits… et cela se comprend. Eh bien, je dis que c’est une erreur grave, impardonnable, qui nous coûtera, si nous la partageons et surtout si vous la partagez, non seulement le Parti qui est arrivé jusqu’ici à bout de toutes les répressions, mais le mouvement national tout entier, toute l’élite pensante et agissante de la nation! La vérité qui crève les yeux.
Entre le colosse russe qui n’a pas été liquidé l’année dernière – qui reprend déjà l’offensive – et le colosse américain ou anglo-saxon qui tient les mers et dont les possibilités industrielles sont infinies, l’Allemage sera broyée comme dans les mâchoires d’un étau irrésistible.
Ce n’est donc plus qu’une question de temps. Cela étant, notre rôle, le vôtre, celui de tous ceux qui ont une certaine autorité sur la masse, est d’agir de telle sorte qu’à l’issue de la guerre, le peuple tunisien, et plus particulièrement son aile marchante, le Néo-Destour, ne se trouve pas dans le camp des vaincus, c’est-à-dire compromis avec les germano-italiens.
Encore que mes préférences personnelles et ma sympathie, en tant que leader d’un peuple qui lutte pour sa liberté, vont nécessairement vers les démocrates, je vous répète que ce n’est pas cela seulement qui a emporté ma conviction.
Les faits sont là : l’AlIemagne est en train de perdre la guerre et nous n’y pouvons rien; et nous n’avons aucun moyen de changer ce fait, même si nous avions intérêt à le faire, ce que, pour ma part, je ne crois pas. Dans ces conditions, voici comment vous devez procéder :
Tâcher si possible, et par leur intermédiaire, d’entrer en contact avec les agents anglais ou américains qui doivent pulluler en Tunisie. On pourra les sonder sur les intentions de leurs pays à notre égard après la victoire.
Mais ça il faut le faire avec beaucoup de précautions et sans perdre contact avec les Français, car il est possible – et même probable – que vous aurez des déceptions de ce côté.
Mais n’importe. Notre soutien aux Alliés doit être inconditionnel.
Car l’essentiel pour nous, c’est qu’à la fin de la guerre – qui maintenant ne saurait tarder beaucoup – nous nous trouvions dans le camp des vainqueurs, ayant contribué, si peu que ce soit, à la victoire commune. Même si nous devons courir au-devant de pénibles déboires, nous aurons par notre seule attitude acquis des titres à l’estime et au respect de la France et des Alliés, ce qui serait pour nous, non seulement une garantie de survie, mais une magnifique base de départ et un atout formidable pour nos luttes futures. Tous les espoirs nous seraient permis.
Ne croyez surtout pas que si je vous dis cela, c’est parce que j’attends quoi que ce soit pour moi de la France. Tout me porte à penser que la France, celle de demain, comme celle d’aujourd’hui, ne me lâchera pas. S. A. le Bey en a eu la preuve de l’amiral Estéva qui lui aurait dit :
« Jamais plus Bourguiba ne remettra les pieds en Tunisie. » L’instruction de l’affaire est depuis longtemps terminée et tout est prêt pour le jugement. Un jour ou l’autre, peut-être à la fin de la guerre, elle passera devant le tribunal militaire qui me condamnera vraisemblablement au maximum, c’est-à-dire à la peine de mort… Non parce que j’aurai comploté le renversement du Gouvernement, mais parce que certains Français sont convaincus que ma vie, mon activité mettent en danger la domination de la France sur la Tunisie. Il n’est pas exclu toutefois que cette peine soit commuée en détention perpétuelle dans quelque île lointaine du Pacifique ou dans une enceinte fortifiée et on présentera cela comme un geste de clémence ou d’apaisement et beaucoup s’en contenteront et s’en féliciteront.
Donc, de toute façon, je pense que ma carrière est finie. Mais la vôtre ne fait que commencer et je veux, avant de laisser la place à ceux qui viendront après moi, leur ménager des possibilités réelles de lutte et des chances raisonnables de victoire.
Or, aucune possibilité de ce genre n’existera pour le peuple tunisien si aujourd’hui, pour une raison ou pour une autre, vous n’exécutez pas à la lettre les ordres que je vous donne. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue. Quand le sort de la patrie est en jeu, ma personne importe peu. Aussi, c’est au nom de cette patrie pour laquelle je mourrais peut-être bientôt, que je vous adjure de ne pas donner à nos ennemis le prétexte rêvé d’écraser, de détruire à jamais notre seul instrument de lutte : le Néo-Destour, qui nous a coûté tant d’efforts, de larmes, de sueur et de sang!
Ayez la force de dominer vos sentiments et surtout vos ressentiments, de résister aux entraînements de la foule qui ne voit pas loin et qui aura toujours besoin d’être fermement guidée dans la vie sinueuse et pleine de méandres de la lutte libératrice.
Je vous le répète; c’est une question de vie ou de mort pour la Tunisie! Et si malgré tout ce que je viens de dire, vous n’êtes pas convaincus, obéissez! C’est un ordre que je vous donne. Ne le discutez pas! J’en prends l’entière responsabilité devant Dieu et devant l’Histoire. J’ai noué des relations très cordiales et très confiantes avec un gaulliste notoire :
le capitaine Kurt, que nous rencontrons au préau. Il vient de s’évader et doit être à Londres maintenant. Il m’avait même mis dans le secret de son évasion, ce qui vous donne une idée de sa confiance en moi! J’espère qu’il ne m’oubliera pas.
Hédi, à Trets, est paraît-il en contact avec un agent français de l’Intelligence Service. Je fais ce que je peux d’ici pour ménager l’avcnir, mais c’est à vous qu’incombe la lourde tâche d’entraîner le peuple dans le camp des Alliés.
Il faut se méfier bien entendu des agents provocateurs à la solde de Vichy, mais j’estime qu’à tout prendre, il faut risquer. Car même si des Destouriens sont frappés pour leur travail clandestin avec les gaullistes, ça nous fera en définitive plus de bien que de mal.
C’est un risque à courir sans hésiter. Ne prenez surtout pas mes paroles pour les élucubrations d’un prisonnier coupé du monde extérieur et ne sachant rien de ce qui s’y passe. Je suis attentivement toutes les phases de la guerre et ma conviction dans la victoire des Alliés n’a jamais été aussi solide.
Tout est là.
Toute notre action doit être basée sur ça. Tout doit être envisagé sous cet angle, et un jour viendra où vous rendrez grâce à Dieu que j’ai vu juste et que j’ai épargné à notre chère patrie la plus grande catastrophe de son histoire.
Bonne santé à tous, bon courage et quoi qu’il arrive, nous nous reverrons, si ce n’est dans cette vie, certainement dans l’autre. Bien affectueusement.
BOURGUIBA
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